2008年10月3日 星期五

Frégates de Taïwan : «Qui avait peur du capitaine Yin?»

Li Mei Kuei, la veuve du capitaine (photo Laurent Léger).


Frégates de Taïwan : «Qui avait peur du capitaine Yin?»
Rétro Match. Les journalistes de Paris Match avaient été parmi les premier à investiguer à Taiwan sur les sulfureux dessous de la vente des frégates françaises et la mort mystérieuse de l'officier chargé des achats stratégiques de la marine de Taipei. Alors que le parquet de Paris vient de requérir un non-lieu général dans cette affaire, retrouvez l’enquête de Laurent Léger et François Labrouillère dans Paris Match n°2652 du 23 mars 2000.

Reportages
L'une des 6 frégates furtive La Fayette vendues à Taïwan.
Retour sur une affaire d'Etat : Mercredi 6 août, le parquet de Paris a requis un non-lieu général dans l’une des affaires les plus brûlantes de ces vingt dernières années en France. Le scandale de la vente de six frégates militaires françaises à Taïwan a débuté en France en 1994, avec l'ouverture d'une première enquête. En août 1991, Le contrat de vente de six frégates furtives par Thomson-CSF (aujourd'hui Thales) à la marine taïwanaise est signé pour un montant de 2,8 milliards de dollars. Le Quai d'Orsay, qui avait mis son veto en 1988, suite à l'hostilité de la Chine, ne s'y oppose plus. Entre-temps, Alfred Sirven, bras droit du président d'Elf Loïk Le Floch-Prigent, a proposé à Thomson les services du «réseau Elf» pour convaincre Pékin.
Par Laurent Léger et François Labrouillère (février 2000)
9 décembre 1993 : il est 9 heures, à Taipei, la capitale de Taïwan. Le capitaine de vaisseau Yin Chin Feng, l’un des hommes influents de la marine, doit retrouver son adjoint au Lai Lai Food, modeste restaurant aux enseignes de néons multicolores et ouvert sur la rue, comme il en existe des centaines dans la ville. Funeste rendez-vous ! Nul ne reverra vivant l’officier de marine. C’est ici, à l’autre bout du monde, que vient de se jouer un épisode dramatique et peu connu en France du scandale des frégates de Taïwan, ce volet inséparable de l’affaire Elf mais encore ignoré de la justice française. Comme Roland Dumas le dénonçait la semaine dernière dans «Le Nouvel Observateur», ce scandale est pourtant au cœur de ses démêlés judiciaires actuels et de ceux de Christine Deviers-Joncour, son ancienne maîtresse.Nous sommes en République de Chine, cette petite île, depuis 1949, fait de la résistance face au grand frère communiste, la Chine populaire. Calme, réservé, de confession protestante, issu d’une famille de militaires, le capitaine Yin est l’un des plus brillants officiers de l’armée taïwanaise. Chargé du poste stratégique de l’achat des armes et matériels pour la marine, Yin fait partie des quelques militaires de haut rang qui traitent avec la France le dossier ultrasensible baptisé du nom de code Bravo. Un contrat mirifique de 16 milliards de francs (1), pour 6 frégates La Fayette, vendues à Taïwan en août 1991.
Le lendemain du rendez-vous au restaurant Lai Lai Food, le corps sans vie du capitaine Yin est retrouvé par des pêcheurs sur la côte d’Ilan, à quelques dizaines de kilomètres de là, au nord-est de l’île. L’autopsie sera formelle : il ne s’agit pas d’un suicide, mais bien d’un meurtre. Le corps porte des traces de coups au niveau de la carotide, comme portés par un karatéka. Un choc violent à la tête, entraînant une hémorragie cérébrale, a provoqué la mort. D’ailleurs, aucune trace d’eau de mer n’a été retrouvée dans les poumons. En France, personne ne s’inquiète encore du scandale Elf et de son inattendu volet asiatique : les faramineuses commissions occultes payées lors du contrat des frégates, 5 milliards de francs (2) selon Roland Dumas. Mais à Taïwan, la mort du capitaine Yin provoque un électrochoc. Très vite on parle corruption et pots-de-vin. Des investigations civiles et militaires sont lancées. Le Parlement se saisit du dossier et en fait une affaire politique. La police promet même une récompense de plusieurs millions de francs – une première ! Six ans après les faits, l’assassinat du capitaine Yin y est toujours une affaire brûlante. Pas moins de quatre livres ont été écrits sur le sujet. Sur leurs couvertures, les photos des frégates et des protagonistes bien français : Roland Dumas, Christine Deviers-Joncour, les juges Eva Joly et Laurence Vichnievsky. François Mitterrand y figure même en bonne place. Sans le savoir, les acteurs de l’explosive affaire Elf sont devenus célèbres à Taïwan. Que s’est-il passé, au Lai Lai Food de Taipei, le 9 décembre 1993 ? La longue enquête conduite par le procureur Ker Shi Pin et la police criminelle du commissaire Yang Zu Ching a permis de reconstituer les derniers jours du capitaine. Elle ne livre pas toutes les clés du mystère, mais mène effectivement au contrat des frégates et à de sombres histoires de commissions. Une certitude : le capitaine Yin est tombé dans un guet-apens, victime d’assassins toujours non identifiés, ayant de bonnes raisons de le trouver gênant. Qui donc avait intérêt à se débarrasser d’un officier loyal et bien noté ? Une première piste est tout de suite apparue aux yeux des enquêteurs. C’est celle qui est privilégiée aujourd’hui. Depuis plusieurs semaines, Yin menait secrètement, à la demande de sa hiérarchie, des investigations sur de très hauts responsables de l’état-major des armées, soupçonnés d’avoir empoché des commissions sur le marché des frégates et de ses équipements annexes. Il avait en main une lettre anonyme qui accusait nommément le chef d’état-major de l’armée taïwanaise et d’autres officiers de haut rang, ceux notamment chargés de l’artillerie et des télécommunications. Selon le corbeau, ces militaires «ripoux» auraient reçu des pots-de-vin pour favoriser l’achat de canons de 76 mm italiens et de systèmes de communication israéliens. «Durant les semaines qui ont précédé sa mort, mon mari ne se sentait pas en sécurité», confie à Paris Match Li Mei Kuei, la veuve du capitaine, qui se bat aujourd’hui pour que les assassins de son époux soient retrouvés et punis. « Il se croyait surveillé. Il avait tellement peur des micros qu’il lui arrivait de communiquer avec moi avec de petits bouts de papier », ajoute-t-elle.

Les enquêteurs ont aussi exploré une deuxième piste où, là encore, le capitaine était susceptible de déranger de gros intérêts. Yin Chin Feng venait de déceler de graves défauts de conception et de fabrication dans les frégates françaises vendues à Taïwan. Pendant des semaines, il s’était plongé dans les plans et documents des navires et avait recensé 28 points défectueux. En septembre 1993, trois mois avant sa mort, l’officier s’était rendu à Paris et à Lorient, à la Direction des constructions navales (DCN) qui, avec Thomson-CSF, l’entreprise alors publique, a construit les bateaux. Au menu des discussions, après un petit tour en bateau-mouche sur la Seine, le bon déroulement de la livraison des frégates et… les fameux 28 vices de fabrication.Dernier dossier chaud dont s’occupait le capitaine Yin : les ultimes négociations concernant l’équipement des frégates en systèmes de combat, radars et artillerie. Pendant les trois jours qui ont précédé sa disparition, c’est la fièvre pour préparer ce choix de matériels et un prochain rendez-vous, crucial, avec le chef d’état-major de la marine, Chuang Ming Yao. Réunions sur réunions, coups de fil incessants, l’atmosphère est fébrile… Du côté de la marine taïwanaise, le capitaine est secondé par son subordonné, Guo Li Hen, dont le rôle dans cette affaire s’avérera primordial. Les deux hommes sont en relation étroite avec les représentants de Thomson : Alain Albessard, délégué au Japon, Lucien Romey, le patron de l’antenne à Taïwan, ainsi qu’Andrew Wang (3) – autre personnage central –, un homme d’affaires américano-taïwanais à l’épais carnet d’adresses, représentant également Siemens et Philips. A près de 80 ans, cet ancien de l’armée de l’air sert sur place d’intermédiaire, depuis une génération, aux grandes entreprises françaises et européennes.

LE LENDEMAIN DE L’ASSASSINAT,
PLUSIEURS « INTERMEDIAIRES » QUITTENT
PRECIPITAMMENT LE PAYS

Au cours de leur enquête, les policiers ont levé un coin du voile sur le stratagème mis en place pour éliminer le capitaine. Ils ont épluché son emploi du temps et les relevés des appels téléphoniques de son omniprésent adjoint. Selon son agenda, Yin avait rendez-vous ce matin du 9 décembre 19993 au Ritz Hotel de Taipei, pour rencontrer une certaine Mme Tu. Cette Allemande d’origine taïwanaise est connue pour être la représentante d’un fabricant germanique de systèmes de détection de mines. Yin est en route pour ce rendez-vous quand son adjoint Guo Li Hen l’appelle dans sa voiture. Il demande à Yin de laisser tomber la rencontre prévue avec Mme Tu pour le retrouver sur-le-champ au petit restaurant Lai Lai Food. Le piège se referme alors sur l’infortuné capitaine du vaisseau, que personne ne reverra vivant. Curieusement, dans les heures qui suivent, c’est l’effervescence dans le monde clos et secret des marchands d’armes à Taïwan. Plusieurs intermédiaires notoires sur la place quittent le pays précipitamment, comme nous le confirme le chef de la PJ de l’époque, ainsi que le délégué de Thomson, Alain Albessard, et Mme Tu. Décédé il y a quelques semaines, le représentant de la firme française avait, dit-on, des « problèmes personnels ». Dix jours plus tard, ce sera au tour d’Andrew Wang de prendre le large. Aujourd’hui recherché par la police taïwanaise et réfugié aux Etats-Unis, il avait pourtant été brièvement interrogé avant de quitter le pays (4).
Pour la veuve du capitaine Yin, le doute n’est pas permis : «Mon mari est mort à cause de l’achat des frégates. Il a dû découvrir des choses qu’il n’aurait pas dû voir, un grand scandale! Il était très honnête. Yin aimait sa patrie, son pays. Tout cela est tellement injuste.» C’est désormais au quatrième étage d’un immeuble modeste que Li Mei Kuei, jolie femme vive et enjouée, vit avec leurs deux enfants, une fille et un garçon de 22 et 20 ans. Elle en veut à l’armée d’avoir freiné les enquêtes sur le meurtre et d’avoir refusé que son époux soit enterré dans un cimetière militaire. Dans ce pays où la loi martiale n’a été supprimée qu’en 1987 et où l’armée demeure un véritable pouvoir, la jeune veuve n’hésite pas à accuser : «L’ancien adjoint de mon mari, Guo Li Hen, sait tout, les militaires aussi, mais personne ne veut parler…» Le capitaine Yin a-t-il été éliminé parce qu’il venait de mettre à jour les circuits de corruption au sommet de l’armée taïwanaise ? C’est l’hypothèse la plus vraisemblable.
Suspect numéro un, car c’est lui qui attire son supérieur dans le piège du Lai Lai Food, l’adjoint Guo Li Hen est aujourd’hui en prison, condamnée à perpétuité… mais pour une autre affaire de pots-de-vin sans rapport avec la mort tragique de son patron. Arrêté dix jours après l’assassinat du capitaine, il avait pris soin de brûler deux grands sacs de documents. Le chef de la PJ de l’époque, Yang Zu Ching, nous raconte : «Guo Li Hen est un homme très intelligent et rusé. Il a continuellement joué au chat et à la souris avec nous. » En effet, malgré les éléments qui s’accumulent contre lui, la police n’a pas réussi à trouver les preuves concrètes de son implication dans le crime. L’homme reste obstinément muet sur son rôle dans l’affaire Yin et sur l’identité des commanditaires du meurtre. Ses seuls aveux aux enquêteurs concernant Andrew Wang, l’ancien agent de Thomson, Siemens et Philips à Taïwan. Prudent, Guo a attendu le lendemain de la fuite de Wang, le 20 décembre 1993, pour parler. L’officier déchu accuse ainsi André Wong d’avoir versé des pots-de-vin à l’occasion du contrat des frégates. Lui-même aurait reçu près de 2 millions de francs (5), comme il l’avoue aux policiers.

A TAIWAN, CHRISTINE DEVIERS-JONCOUR
EST SUR TOUS LES ECRANS DE TELEVISION
Depuis six ans, les policiers taïwanais n’ont pas ménagé leur peine pour tenter d’élucider le meurtre, même si les militaires, chargés, eux, de faire la lumière sur les commissions versées à propos des frégates, gardent totalement secrètes leurs investigations. Des centaines de personnes ont été interrogées. Des missions se sont succédé en France, aux Etats-Unis, en Allemagne. En vain, faute d’une réelle coopération de la part des pays étrangers (le statut de l’île, non reconnue dans la plupart des pays, ne facilite guère les choses) et, surtout, des autorités militaires de Taipei. Le sujet reste tabou dans la petite communauté française de Taïwan. Dès que l’on prononce le mot « frégates », plus personne ne vous prend au téléphone, même pas le représentant élu au Conseil supérieur des Français à l’étranger! A Taïwan, l’affaire est relancée depuis la publication d’«Opération Bravo», le livre de Christine Deviers-Joncour. L’ancienne collaboratrice d’Alfred Sirven est sur tous les écrans de télévision, et vient de se rendre à Taipei, officiellement invitée par un candidat à l’élection présidentielle du 18 mars prochain, Li Ao, par ailleurs écrivain renommé et nominé au Prix Nobel de littérature. Elle a même rencontré la veuve du capitaine assassiné. Comme Roland Dumas, avec qui elle est renvoyée devant le tribunal correctionnel pour avoir reçu de l’argent d’Elf, Christine Deviers-Joncour tente d’esquiver les charges qui lui sont reprochées, en braquant les projecteurs sur le dossier des frégates de Taïwan. Selon sa version, les millions qu’elle aurait reçus d’Elf étaient justifiés par son travail d’influence auprès de l’ancien ministre, qui s’opposait, au départ, à la vente des frégates de l’île nationaliste. Christine Deviers-Joncour a adressé, le 12 février dernier, une lettre ouverte à la ministre de la Justice, Elisabeth Guigou. Elle y rappelle que le dossier de la vente des frégates n’est toujours pas instruit par la justice française.

(1) 2,43 milliards d'euros.
(2) 0,76 milliards d'euros.
(3) L'orthographe du nom a été modifiée pour correspondre à la graphie actuelle.
(3) Andrew Wang est actuellement introuvable.
(4) 300 000 euros.

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